Dans un dispositif simple et dépouillé, le metteur en scène Christophe Sermet se sert de l’énergie brute et rythmée du rock pour revisiter le théâtre d’Ibsen à travers trois pulsions potentiellement dévastatrices : l’argent, l’art et l’amour.
L’oeuvre originale a vu le jour en 1897. John Gabriel Borkman prend la forme d’un huis clos actuel haletant qui retrace l’histoire d’une famille anéantie par la banqueroute et le déshonneur. Le père Borkman est un ancien banquier condamné pour abus de confiance. Sorti de prison, il vit reclus au premier étage de la maison familial. Tous les espoirs reposent désormais sur les épaules du fils, virtuose du piano et objet de toutes les convoitises… et de tous les investissements. Intemporelle, actualisée (on ne peut s’empêcher de penser à Bernard Madoff) et sans fioritures, la pièce conserve les émotions originales, mais exit le piano classique et le traditionnel petit salon bourgeois qui enferme les personnages dans un passé ampoulé. À la mise en scène, le talentueux Christophe Sermet place ses personnages au centre d’un plateau presque nu où le fils Borkman apparaît au milieu d’une forêt de guitares électriques et d’amplis dégoulinants de sons et de distorsions. Une proposition électrisante et brutale à l’image, nous explique-t-il, de la violence des rapports humains.
Pourquoi avoir choisi l’histoire, assez dure et sombre, de ce couple qui ne se parle plus depuis dix ans, de cette famille qui représente la ruine, dans tous les sens du terme ?
« Notamment pour le matériau de jeu complexe et riche qu’elleoffre et pour son incroyable potentiel tragi-comique. On (NDLR : la fabuleuse équipe de comédien.nes avec qui il travaille régulièrement) a voulu conserver une part de lyrisme qui est présent chez Ibsen, enlever quelques couches bourgeoises et éclairer la manière dont le capitalisme gagne sur la fragilité des relations entre les personnes et ici au coeur d’une famille. Selon moi, les histoires édifiantes d’une famille comme celles des Borkman ont plus que jamais leur place pour raconter le monde et construire, à partir d’elles, des spectacles qui se frottent aux questions brûlantes de notre époque. Par ailleurs, que ce soit avec les contemporains ou avec les classiques du passé, je tire des textes que je façonne en une matière qui entre en résonnance théâtrale et musicale avec le monde d’aujourd’hui. Il y a eu Les Enfants du Soleil, de Gorki, Vania!,adapté de Tchékhov, Dernier lit, d’Hugo Claus ou encore Mama Médéa, de Tom Lanoye. Mais, avant tout, ce que je cherche à offrir est un théâtre où le jeu d’acteur·trices est la priorité. Cette pièce demande un riche jeu, qu’on ne peut réduire à des stéréotypes. Je voulais que ce soit corrosif, mordant, tragique … »
Un théâtre où l’argent, l’amour et, ici, le rock’n roll forment un mélange toxique ?
« Tout à fait ! L’argent, l’art et l’amour sont les questions brûlantes au coeur de ce drame. La musique live, elle, participe à l’action avec l’énergie pulsionnelle d’un concert de garagerock. Dans ce règlement de compte familial, c’est aussi l’amour et le ressentiment qui sont inextricablement mêlés, comme dans la vie… La tension qui en découle sur le plateau se propage instantanément dans la salle. Cette tension, due aux relations conflictuelles bien sûr, est sous-tendue par la musique. Une musique qui n’a pas grand-chose en commun avec celle d’Edvard Grieg qu’on associe souvent à Ibsen dont il s’inspira pour Peer Gynt. Ici, avec Maxime Bodson (architecte et ingénieur du son de formation), musicien et créateur sonore avec qui je collabore régulièrement, on a choisi le rock dépouillé et sauvage de Johnny Thunders, des New York Dolls, ou encore des Ramones et autres exécuteurs de riffs saignants pour donner le rythme. Et même pour un public d’ados biberonnés au rap, cela fait son effet (rires). D’autant que tous les personnages s’y mettent avec la même énergie ! Entre Noise in my Head et That’ allright, mama !, les titres interprétés en live arrivent comme des points d’exclamation pour, en quelques sorte, souligner les états d’âme de chacun. »
Et justement, vos personnages, puissants, mélangent réel et fiction, passé et présent, théâtre et rock abrupt… À souhait ?
« Oui. Quand j’ai imaginé cette famille explosée par l’avidité et la mystique du pouvoir, j’ai voulu que dans la rage comme dans la tendresse, l’âpreté, le cynisme ou le désespoir, ces Borkman entraînent le public dans un tourbillon de sentiments violents… où l’on ne sait plus trop qui est animé par l’amour et qui est attiré par l’argent. Pour ajouter à la confusion, certains jouent plusieurs rôles, passant de l’un à l’autre en l’espace de quelques secondes. Presque un vaudeville, en somme, mais rongé par la honte, la rumination, le déshonneur et le regret, mis en tension entre le statut matériel et social d’une part, les sentiments de l’autre. On y retrouve d’ailleurs tous les ingrédients d’une tragicomédie qui n’oublie pas d’être aussi cocasse, voire roublarde… Pour livrer, au final, un portrait de groupe au vitriol où l’argent pourrit tout, même au sein d’une famille. »
Toute décontractée que soit en apparence l’interprétation– presque désinvolte –, c’est bien au théâtre que nous convient Les Borkman. Le théâtre quintessentiel et sans prétention, grave et ludique, juste et généreux de la Compagnie du Vendredi dont le talent époustouflant des comédiens rend cette pièce mémorable et unique. Le tout orchestré par un grand chef : Christophe Sermet.